30 avril 2013

Festival Colibris à Arles (13), le 29 avril 2013

Alberto Ruy-Sánchez et son traducteur Gabriel Iaculli étaient de passage à Arles ce 29 avril dans le cadre de la sixième édition du festival littéraire Colibris. Au cours de cette rencontre, on a pu apprécier l'enthousiasme d'Alberto Ruy-Sánchez, ses talents de conteur et la capacité qu'il a à transmettre ses passions. Passions pour l'écriture, la lecture, les cultures du monde et notamment sa ville de référence Mogador, où il situe 5 de ses romans (aujourd'hui Essaouira au maroc), mais sans oublier ses racines mexicaines, son goût pour le baroque (une civilisation non-aboutie selon lui) et les traditions populaires mexicaines.

Mais pour qu'un livre soit partagé par les lecteurs de toutes langues, encore fait-il qu'il soit traduit, et bien traduit afin de ne pas trahir l'esprit de l'auteur. C'est cet exercice difficile qu'a présenté Gabriel Iaculli. Afin d'être au plus près de l'écriture d'origine, il se rend régulierement au Mexique, rencontre souvent l'auteur, s'immerge parfois en cas de vocabulaire spécifique dans les ambiances décrites. Ainsi, lorsque Ruy-Sánchez parlent de poterie, Iaculli se rend chez un potier pour ressentir les mêmes sensations que lui. Afin de ne pas faire d'erreur en matière de végétaux, il s'est rendu dans divers jardins botaniques au Mexique notamment celui de Oaxaca.

Cette initiative de Colibris de présenter le traducteur, travailleur de l'ombre, s'est révélée passionnante et a permis de mettre à l'honneur ce maillon incontournable de la chaine littéraire. Il est vrai que Gabriel Iaculli, auparavant chercheur en science humaines et sociales est un artiste. Modeste, il hésite à défendre le fait de faires de nouvelles traductions. Pourtant, il reconnaît qu'elles sont parfois nécessaires, lorsque la prédédente est "mauvaise" dit-il. Il cite en exemple ses derniers travaux sur une traduction de l'oeuvre de Juan Rulfo. Le premier traducteur, méconnaissant la géographie et les climats du Mexique, a "fait pousser en plein désert" des expèces tropicales. De même, lorqu'il parle de "collines", la où se déroule le roman de Rulfo, il s'agit de montagnes, "parfois colossales". Autant de petits détails faussés ou perdus lorsque le traducteur n'est pas "habité" de la même flamme avec laquelle l'auteur a choisi ses mots et la façon de les assembler.

Gabriel Iaculli (à gauche), Alberto Ruy Sánchez (à droite)


La conférence s'est terminée sur une recommandation commune d'Alberto Ruy-Sánchez et Gabriel Iaculli, la lecture du livre de Myriam Moscona, écrivain mexicaine qui a obtenu le prix Xavier Villaurrutia en 2012 pour son roman autobiographique, Tela de sevoya.

Quelques informations sur Ruy Sanchez et Iaculli sur le blog du Collège des traducteurs.


La rencontre avait pour trame le dernier roman traduit par Iaculli de Ruy-Sánchez, A mon corps désirant.
Résumé éditeur (Galaad éditions) :
« Où le somnambule, fidèle à ses obsessions, s’efforce de réfléchir jusqu’au moment où il manque d’être assassiné par un mari jaloux et où il est question de magnétisme plus minéral qu’animal qui régit la vie des corps désirants. »
C’est l’heure où, à Mogador, le soleil prend les amants par surprise. Zaydoun va sur la place de la Conque, cœur volubile de la ville. Il est le conteur de Mogador, mais il passe insensiblement de la place à la page, et vice versa. Distrait à chaque instant par le souvenir vivace de Hassiba, il s’est lancé dans une œuvre portée par les cinq courants de force de la Hamsa, la main du feu.
Un homme est assassiné. Par qui ? Pourquoi ? À la place du corps est retrouvé un vase en terre cuite racontant la vie du défunt, qui n’est autre que Zaydoun. C’est alors que les fragments de son corps révèlent, entre rêves et souvenirs, sa quête obsessive du désir. Mais pourquoi Tarik le potier, artisan de l’amour et artiste aussi obsessionnel que passionné, a-t-il fabriqué cette céramique ? Quel est le lien secret qui unit les deux hommes ?
PhH

24 avril 2013

L'élixir du diable

Raymond Khoury
Editions Pocket, octobre 2012

Quatrième de couverture :
Mexique, 1741. Un missionnaire jésuite découvre l'existence d'une plante légendaire. D'après les croyances amérindiennes, quiconque s'en emparerait deviendrait l'égal d'un dieu. Entre de mauvaises mains, elle pourrait changer la face du monde. Etats-Unis, de nos jours. Sean Reilly, agent du FBI, reçoit un coup de téléphone d'une ex-petite amie, Michelle Martinez, rencontrée cinq ans auparavant lors d'une mission au Mexique. Attaquée chez elle par un gang, elle appelle Reilly à la rescousse. En Californie, le chemin de ce dernier ne tarde pas à croiser celui de Navarro, un baron de la drogue en quête d'une plante aux vertus mystiques. Surnommé« El Brujo »– le sorcier –, il est bien décidé à ne laisser rien ni personne lui barrer la route.
Le lien avec le Mexique est ténu. Malgré une couverture frappée du calendrier aztèque, d’un début d’histoire à Durango en 1741, le reste de l’histoire se passe quasi intégralement en Californie. Le Mexique n’est qu’un arrière plan. L’auteur fait intervenir un narco mexicain aux prises avec des agents du FBI, DEA, dans un thriller de facture ultra classique et un scénario bien connu, cette lutte transfrontière a été maintes fois explorée. La lecture est plaisante, la trame est parsemée, comme il se doit dans ce style de bouquin de références technologiques ultramodernes. Tout le monde suit tout le monde par l’intermédiaire de téléphones portables du dernier cri. L’originalité de Khouri est de nous faire suivre la piste d’une nouvelle drogue, inspirée par le peyotl des chamans Huicholes.

On pourrait discuter de la genèse présentée des cartels mexicains qui, contrairement à ce qui est écrit, ne sont pas simplement passé de « mules » à décideurs à la faveur des coups portés aux cartels de Colombie. Il est fait une rapide référence à la guerre menée par Calderon dès 2006 et du nombre impressionnant de victimes qu’elle a entraîné. Navarro, chef de Cartel a sa planque dans une ancienne hacienda de henequén, agave dont on tire le sizal, au Yucatan. Il est vrai qu’abandonnées à la fin du XIXe siècle, nombre de ces magnifiques demeures sont aujourd’hui reconverties en hôtels de luxe ou rachetées par de riches propriétaires.

On trouve au milieu du livre un passage inattendu dans lequel il est, rapidement, question des onzas (herpailurus yaguarundí), félins de la famille des pumas, répandus du Texas au Mexique dont l’espèce est menacée, notamment par le mur-frontière entre Usa et Mexique. La variété typiquement locale, jaguarundí carcomitli, avait été domestiquée par les civilisations préhispaniques.

La drogue que le narco cherche à synthétiser était depuis longtemps connues et utilisée par les chamans Wixáritarís, peuple autochtone de la sierra madre occidentale du Mexique, établis essentiellement sur les états actuels de Nayarit, Jalisco, Durango, Zacatecas et San Luis Potosi où se trouve leur sanctuaire de Wirikuta. De nos jours, les Huicholes accomplissent toujours ces rites liés au peyotl, comme le font aussi les Tarahumaras. Wirikuta est au centre de l’actualité depuis plusieurs années suite aux concessions accorées par le gouvernement mexicain à des entreprises minières canadiennes aux environs immédiats des terres sacrées. La protection de ce site est soutenue au Mexique par l’écrivain Elena Poniatowska, et relayée en France par le prix nobel de littérature Jean-Marie-Gustave Le Clézio.

Sur la fin, le livre passe dans une dimension quasi-fantastique avec une très improbable histoire de réincarnation et dans un dénouement aussi rapide que rocambolesque. La piste de la drogue découverte par le missionnaire jésuite se perd chez les Huicholes et les Lacandons, alors que ces deux peuples sont séparés de milliers de kilomètres, les Lacandons vivants, dans la jungle du Chiapas qui porte leur nom, la selva lancandona. L'auteur appuie son récit sur la réalité des nombreux voyages que des scientifiques pharmacologues ont effectué auprès des peuples premiers pour connaître et étudier les plantes dont ils se servent. Il passe par contre sur le fait qu'ensuite, nombre de brevets sur ces "découvertes" ont été déposés, dépouillant de fait leurs utilisateurs d'origine !

La lecture est agréable mais la construction de l’histoire, avec les incontournables ingrédients du style, est comme un petit vin primeur. Bonne attaque, agréable au palais mais qui reste sans longueur en bouche.

PhH

Pour en savoir plus sur les Huicholes et Wirikuta :
Frente en defensa de Wirikuta


 

15 avril 2013

Nombre de perro

Elmer Mendoza
editorial Tusquets, 2012

La última novela publicada del escritor sinaloense (México) Elmer Mendoza. Su personaje de Édgar “EL zurdo” Mendieta, detective policiaco, aparece por la tercera vez; El Zurdo Mendieta deberá investigar el asesinato de varios dentistas, el asesinato del amante de un Jefe de un Cartel al mismo tiempo que descubrirá que tiene un hijo (casi su gemelo) de 18 años. Al leer esta novela, podemos encontrarnos ligeramente perdidos entre la multitud de personajes, la ausencia de signos de puntuación, lo que nos conlleva a leer a un ritmo frenético, tratando de descifrar que personaje habla con quién. Es una particularidad del estilo de Elmer Mendoza, así es la vida que describe, todo va tan rápido puesto que hay que disfrutarla al máximo, ya que puede perderse con una sorprendente facilidad. Pero, los personajes están muy arraigados a su tierra, costumbres culinarias, a la familia y a los amigos. (Único atisbo de esperanza en este caos). Y más alládel trabajo de los profesionales se encuentran los sentimientos personales como el amor, el odio, la pasión. Finalmente, en esta sociedad, los políticos, policías, narcotraficantes, todos se conocen, son amigos, enemigos o tienen cuentas pendientes. Y es a través de esta maraña de relaciones que “El Zurdo” Mendieta tratará de resolver todos los casos que se le presentan.
Finalmente, no olvidemos que Elmer Mendoza es unao de lso primeros escritores mexicanos que comenzá a escribor acerca del narcotráfico en México. Arturo Pérez Reverte le dedicó su libro "La reina del Sur" puesto que se inspiró de la obra de Elmer Mendoza.

ROB

12 avril 2013

9e art, Mexique et vieux phylactères

Le Mexique est un pays qui suscite la curiosité, l’intérêt voire la fascination. Dès lors, il ne pouvait manquer d’inspirer les dessinateurs de bandes dessinées français puis de l’école franco-belge. Dès les premières créations dans les années 1920, on voit paraître des aventures mexicaines de héros de papier, précurseurs de Tintin, Spirou, Mike Blueberry, Lucky Luke, Achille Talon et bien d’autres, qui au cours de leurs existences vont faire un séjour ou un passage dans ce fabuleux pays. Le Mexique est une source d’inspiration de part son histoire riche d’époques variées, à commencer par celle qui a vu l’épanouissement des grandes civilisations précolombiennes Olmèques, Aztèques, Mayas, Toltèques ou Zapotèques, etc. Suit l’épisode moins connu mais qui a – d’une certaine façon rapproché la France et le Mexique – de l’intervention française (1861 – 1867) à l’instigation de Napoléon III. Cette intervention laissera au Mexique entre autres, le code civil français, l’héroïque bataille de Camerone (qui est presque mythe fondateur de la légion étrangère), et le cinco de mayo, jour anniversaire de la bataille de Puebla (5 mai 1862) qui reste une date importante dans le calendrier mexicain. S’ajoute la période révolutionnaire (1910 – 1920) qui va populariser à travers le monde des personnages hauts en couleurs comme Doroteo Arrango plus connu comme Pancho Villa, Emiliano Zapata, et les soldaderas aussi dénommées adelitas. Si l’on ajoute l’éloignement, un climat à la réputation chaude (même si dans les états du nord, les hivers sont parfois très froids), une végétation luxuriante (la jungle du Chiapas par exemple) ou des paysages désertiques où seuls poussent les cactus, cela contribue à faire du Mexique, vu d’Europe, un pays exotique. Cette histoire bouillonnante va être à l’origine d’une imagerie qui de temps en temps confinera au cliché. On verra souvent le Mexique représenté par les pyramides de Teotihuacán ou de Chichen-Itza, des cactus, des sombreros, des mariachis, des prêtres sacrificateurs, des révolutionnaires moustachus, des sarapes …
  
Entre 1921 et 1924, Louis Forton, créateur des Pieds-nickelés, les fait évoluer dans une jungle épaisse, coiffés de sombreros.
© Henri Veyrier

 
Dans Bibi Fricotin chez les Aztèques (dessin Pierre Lacroix, scénario Raymond Maric) en 1962, on aperçoit le sommet d’une pyramide.
© Société Parisienne d'Édition 1962 Lacroix/Maric
 


 

De décembre 1948 à juillet 1949, Joseph Gilain dit Jijé loue une maison à Cuernavaca, dans l’état de Morelos, à 70km de Mexico. Ces quelques mois auront beaucoup d’influence sur l’œuvre de Jijé. Il est à l’origine de Blondin et Cirage, Jean Valhardi, Jerry Spring et tous ces personnages vivront une aventure au Mexique. Jijé consacre un album de Blondin & Cirage à ce pays (Blondin & Cirage au Mexique). En 1952, les deux amis finissent leur histoire mexicaine au son d'un orchestre de mariachis, dansant le jarabe tapatio au milieu d'une foule dense et dans une ambiance survoltée.
© Dupuis 1952 Jijé

En 1959, dans l’album « L’affaire Barnes », Jean Valhardy va passer quelques jours à Cuernavaca.

© Dupuis 1960 Jijé

En 1964, avec Jerry Spring dans « El Zopilote », Jijé décrit le Mexique des westerns, des desperados, des peones, des cucurucucus paloma le soir autour du feu au son des guitares, avec son compagnon Pancho qui a un net penchant pour la sieste et le tequila (cliché !). Du nahuatl tzopilotl, un zopilote est un vautour noir (oragyps atratus). Dans l'album de jerry Spring, c'est le nom d'un chef de bande.
©Dupuis 1964 Jijé/Philip

 
Sylvain et Sylvette en route pour le Mexique (de Jean-Louis Pesch, album n°56) en 1962, survolent en dirigeable un paysage de cactus, montagnes avec dans le fond une pyramide rappelant celle de Palenque. Cet album sera suivi du n°57 (Caramba ! Un puma) dans lequel les jeunes enfants sont tous deux coiffés de sombreros.
©Fleurus 1962 Pesch, Jean-Louis 



En 1969, Hermann (dessin) et Greg (Scenario) publient Tonnerre sur Coronado (éditions du Lombard). Dans cette histoire de Bernard prince, la révolution mexicaine est sous-jacente, elle inspire les auteurs pour donner une ambiance de violence et d’instabilité, le tout teinté d’humour, comme Hergé l’avait fait avec Tintin dans « L’oreille cassée ». On remarque aussi dans cet album que le Mexique n’est pas expressément cité, l’action, fictive, se situe dans un pays imaginaire dont on sait juste qu’il est situé en Amérique Latine. C’est le cas de plusieurs publications : Tintin, Achille Talon avec Viva Papa, la Palombie où vit le Marsupilami de Franquin etc. Ces pays sont parfois situés par les auteurs en Amérique du sud, mais les décors utilisés, les éléments vestimentaires ou culturels sont des références directes au Mexique. 
©Le Lombard 1998 Hermann/Greg
 

En 1971, qui ne saute pas n’est pas mexicain. L’hebdomadaire Pif-Gadget, publication des éditions Vaillant, sort chaque semaine un numéro composé de quelques récits complets, d’histoires courtes, de jeux et de ce qui fait son originalité, un gadget. Le numéro 137 (4 octobre 1971), est accompagné de pifitos. Il s’agit en fait de pois sauteurs du Mexique. Ce sont des graines de sebastiana pavonia ou sebastiana palmeri, dans lesquelles le papillon cydia deshaisiana (carpocapse des euphorbiacées) a pondu. Le développement de la larve selon les conditions de chaleur et d’humidité va provoquer des mouvements de la graine, d’où le nom de pois sauteur. Les arbustes produisant ces graines se rencontrent dans les états mexicains de Sonora, Sinaloa, Chihuahua, Michoacan et Veracruz. C’est d'ailleurs à Veracruz que le record de saut aurait été observé : 5,4 cm selon la revue. Le pois sauteur est popularisé à grand renfort de sombreros, cactus, désert et chaleur. Ce numéro de Pif-Gadget sera commercialisé à plus d’un million d’exemplaires, un record. Le journal publiera ensuite plusieurs fois des numéros accompagnés de pifitos.

© editions Vaillant 1971 Arnal


Les guerriers aztèques sont plutôt réussis sur la couverture du Journal de Tintin n°1179 paru en 1971 dans un numéro consacré aux conquérants de l’Amérique dans un dossier de J. Torton et Lamylie.
©Le Lombard 1971 Torton


L’Homme du Mexique, de Sergio Toppi (dessin) et Decio Canzio (scénario), publié aux éditions Dargaud en 1979, est une vision historique de la révolution mexicaine. Pas de héros construit de toutes pièces, pas d’évènements ajoutés ou de digressions scénaristiques, les personnages de Toppi sont les personnages de la révolution. Il en donne une vision réaliste, populaire, indigène en insistant sur Emiliano Zapata, ses désirs de justice et de réforme agraire. Les dessins sont un hommage à tous ces petits propriétaires métis ou indiens qui apportent à la révolution un volet véritablement politique. Sur ce point, Toppi présente Pancho Villa comme un personnage plus brutal, dénué d’idéal, un soudard profitant des troubles pour se faire un nom et une fortune. Villa est d’ailleurs souvent présenté comme le côté obscur de la révolution mexicaine. Il faudra attendre 2012 et l’album de Leonard Chemineau (Casterman), « Les amis de Pancho Villa », adaption du roman de Carlos Blake, pour avoir un album qui lui soit dédié et donnant un portrait plus sympathique du centaure du nord. Le mauvais rôle est transféré sur les épaules de Rodolfo Fierro, général de la Division del Norte et surnommé el carnicero (le boucher).
 
©Dargaud 1979 Toppi/Canzio
 
 
Enfin, Dans les aventures de Martin Mystère, des italiens Alfredo Castelli et Giancarlo Alessandrini (Ombrax n°221, éditions Bonelli, diffusion Lug, 1984) ce dernier est au prise avec une prêtresse maya avec une pyramide en fond d’image. On remarquera l’erreur commise par les auteurs qui dotent la prêtresse d’une lame en acier alors que ces cérémonies sacrificielles se faisaient avec un couteau d’obsidienne. Cet album est suivi de « A l’ombre de Teotihuacan » dans un joyeux mélange des cultures précolombiennes.
©LUG 1984 Casertano, G/Castelli
   
Pour en savoir plus :

Amérique latine et bande dessinée :
Le site de Miguel Rojas

Sur Joseph Gillain dit Jijé :
Le site sur l'auteur

Sur les pois sauteurs du Mexique
Le blog pois sauteurs.com

Sur Sergio Toppi :
Le site des éditions Mosquito

Sur Rodolfo Fierro :
Le journal de Coahuila

Pour trouver ou retrouver des albums :
Le site de Bd Gest

Le Mexique dans la bande dessinée européenne :
La page de Casa Dely

PhH

9 avril 2013

Les travaux du royaume

Yuri Herrera
éditions Galimard - janvier 2012
Trad. de l'espagnol (Mexique) par Laura Alcoba
        

Ciudad Juárez, l'arbre qui cache la forêt ?

Depuis 1993, Ciudad Juárez, ville frontière de l’Etat de Chihuahua au Mexique capte l’attention en matière de violences faites aux femmes (féminicide). Le nombre de victimes et de disparues est difficile à établir de façon certaine tant il est important. Les organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme annoncent autour de 2000 femmes assassinées et 5000 disparues. L’origine des meurtres est évidemment variée. Cela tient à l’histoire de Ciudad Juárez, une ville qui a grandi très vite après la signature de l’ALENA en 1994 et dont les maquiladoras ont attiré une importante immigration de femmes venant du reste du pays. Jeunes, sans famille proche, elles sont soumises à des contions de travail d’un autre âge et au bon plaisir des contremaîtres, ce qui, dans ce contexte peut aller très loin. Ciudad Juárez est une plaque tournante du narcotrafic et où sont établis les cartels les plus violents. Ville frontière, la prostitution y est importante et de riches clients souvent venus des USA y cherchent parfois des sensations extrêmes, le tournage de snuff-movies est régulièrement évoqué par les journalistes qui enquêtent sur les disparitions. Sur un tel terrain de chasse, il est probable que quelques serial-killers et sadiques sexuels viennent y assouvir leurs pulsions mortelles. Les tenants des nouveaux cultes comme la Santa-muerte ont du aussi y faire quelques victimes, comme la Santeria il y a quelques décennies. Tout cela est complété par une violence domestique importante, qui procure aux hommes pour qui la femme n’est qu’un objet dont on peut se débarrasser, une solution facile puisque leurs crimes vont être noyés dans la masse. La situation géographique complète le tableau. Ville entourée de déserts, y dissimuler les cadavres assez longtemps avant qu’ils ne soient éventuellement découverts ne pose pas de problèmes. Et ces déserts, des deux côtés de la frontière, sont peuplés de créatures fort peu recommandables qui y trouvent un territoire vierge de toute lois, criminels en fuite, gangs de bikers, narcotrafiquants, détraqués de toutes sorte, sectes et églises apocalyptiques etc ...

En cela, Ciudad Juárez est un exemple.

Pourtant, malheureusement, ce n’est pas, ou plus, l’endroit le plus dangereux pour les femmes au Mexique. De nombreuses associations de défense des femmes et de multiples reportages de plusieurs médias écrits ou télévisés pointent du doigt des situations qui s’aggravent partout dans le pays, notamment dans l’Etat de Mexico (capitale Toluca). L’Observatorio Ciudadano Nacional del Feminicidio y la Comisión Mexicana de Defensa y Promoción de los Derechos Humanos de las Mujeres (1) (observatoire citoyen national du féminicide et commission mexicaine de défense et de promotion des droits de la femme), établit que 922 homicides de femmes ont été recensés dans cet état entre 2005 et 2010. Chiffre supérieur à celui de Ciudad Juárez pour la même époque.

Statistiques de 2007 à 2009 publiées sur le site de la revue Contralinea


La journaliste et militante Lydia Cacho (2) avait, en 2011, dénoncé le fait que les autorités compétentes (el Sistema Nacional para Prevenir, Atender, Sancionar y Erradicar la Violencia) avait déclaré non-conforme la demande du lancement d’une alerte pour violence contre les femmes, estimant ainsi que la protection contre les périls encourus par celles-ci n’étaient pas prioritaire.

Le fait que l’état de Mexico soit un des pires en matière de violence contre les femmes n’est pas une nouveauté. En 2006, suite aux évènements d’Atenco, des policiers avaient abusé sexuellement ou violé 27 femmes. Lors des procès, des responsables syndicaux ont été condamnés parfois à 112 ans de prison. Mais à ce jour, aucun policier n’a été poursuivi ni inquiété pour viol ou abus sexuel. On notera qu’Atenco est exemplaire en matière de répartition politique de la violence, puisque les responsables étaient les dirigeants politiques de la municipalité de Texcoco, élus du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), le gouverneur était membre du Parti de la Révolution Institutionnelle (PRI), et le président de la République mexicaine appartenait au Parti d'Action Nationale (PAN) (3)

Document en pdf (193 pages) disponible sur le site de la CMDPDH

Dans ces tristes statistiques, l’état de Mexico est suivi par Jalisco, Colima y Durango (4).

Infographie sur le site Contralinea.com.mx


Que conclure ?
Finalement, il semble que la médiatisation du cas de Ciudad Juárez ait tendance à occulter un phénomène devenu national (5).
Que c’est tout le Mexique qui a un problème avec les femmes, que le machisme sociétal et endémique est loin d’avoir disparu et semble même reprendre du poil de la bête (sens propre et au sens figuré de bête humaine).
L’explication de la sur-criminalité tenant aux spécificités diverses de Ciudad Juárez, qui n’est pas transposable à l’état de Mexico ni aux autres états, doit amener à rechercher d’autres réponses.
Que les abus d’autorité des instances de tous niveaux, depuis les municipios jusqu’à à l’état fédéral sont légions, que la police et la justice sont des institutions, au mieux inefficaces, et au pire, dans bien des cas, complices.
Que, comme l’a dit Amnesty International Mexique, « l’impunité est le phénomène le plus enraciné dans tous les cas d’abus des droits humains au Mexique… » (6).

Le premier défi pour le Mexique pour enrayer ces violences est avant tout d’en finir avec cette impunité.
Image sdpnoticias.com ©









PhH

4 avril 2013

Casa Dely - lectures hispanoamericaines - remarqué par le Grand Journal

Le 1er avril (non, ce n'est pas un poisson) 2013, le blog Casa Dely, lectures hispanoaméricaines a été remarqué par le Grand Journal - le quotidien des francophones du Méxique. Amandine Wéber cite, dans sa rubrique Le Mexique des bloggeurs, l'article sur les évènements de Ciudad Juárez qui inspirent la littérature.







Le Mexique sur le web - 01 avril 2013
Le Grand Journal

3 avril 2013

Disparues de Ciudad Juárez, le regard d'une anthropologue

Féminicides et impunité ; le cas de Ciudad Juárez
Marie-France Labrecque
éditions Ecosociété
septembre 2012

Quatrième de couverture :
Ciudad Juárez est devenue synonyme de violence extrême. Cette ville frontalière du nord du Mexique constitue non seulement l'un des principaux sites de la guerre sans merci que se livrent les cartels de la drogue mais elle représente aussi le lieu emblématique de ce qu'on appelle aujourd'hui le «féminicide». Plus d'un millier de femmes ont été tuées depuis 1993 dans cette ville de 1,3 million d'habitants. Toutes sortes d'hypothèses circulent sur ces crimes, mais un fait demeure : la plupart sont restés impunis. Le terme « féminicide » s'est peu à peu imposé comme un concept privilégié pour traiter de cette situation intolérable. Si le féminicide désigne la mort violente d'une femme pour la seule raison qu'elle est une femme, il est surtout inhérent à un État incapable de garantir le respect de la vie des femmes. Il met en cause la responsabilité de tous les paliers des institutions publiques dont les acteurs contribuent à maintenir l'impunité. C'est en effet cette situation d'impunité qui transforme les assassinats de femmes en féminicides. À la suite d'une lutte tenace des nombreuses familles de victimes et d'association de défense des droits humains, la Cour interaméricaine des droits de l'Homme a rendu un jugement en 2009 qui déclare le Mexique coupable de violer les droits des femmes, le système de justice mexicain étant négligent, inapte, complice et corrompu. C'est avec la rigueur du travail de terrain et la générosité du témoignage engagé que l'auteur, chercheuse et anthropologue féministe, tente de « comprendre l'incompréhensible ».
 

Anthropologue de grande envergure, Marie-France Labrecque occupe une place de premier plan au sein de la communauté internationale des mexicanistes et des américanistes. A la retraite depuis le 2 janvier 2010, elle poursuit ses activités et mène actuellement des recherches sur des questions relatives aux autochtones du Nord et du Sud dans une perspective féministe et engagée. Spécialiste du Mexique et de l’économie, Marie-France Labrecque est professeure émérite et associée au département d’anthropologie de l’Université de Laval (Québec).

2 avril 2013

Huesos en el desierto

Sergio Gonzalez Rodriguez
Anagrama, 2002 pour la première édition

Article publié avec l'aimable autorisation de Madame Milagros Ezquerro,
Professeure Émérite à l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV), à qui nous adressons nos chaleureux remerciements.
Cet article a fait l'objet d'une communication lors d'un colloque international qui s'est tenu à l'Université Paris 3 en mars 2011,  il a été publié sur le blog mediapart Les autres Amériques, et il est à paraître dans la revue América n° 44 (Presses Sorbonne Nouvelle). 



Lecture noire de la chronique Des os dans le désert, de Sergio González Rodríguez 
par Milagros Ezquerro
Professeure émérite
Université Paris-Sorbonne
"En hommage au peuple mexicain, fraternellement" 


Ciudad Juárez, ville frontière du nord-ouest mexicain, dans l'Etat de Chihuahua, est le reflet inversé de la ville frontière d'El Paso, de l'autre côté du Río Bravo, dans l'Etat du Texas. Le fleuve frontière, si souvent traversé à la nage par les misérables Mexicains candidats au paradis, est aussi un Achéron pour ceux qui se font tuer par les gardes frontière étatsuniens, ou un miroir aux alouettes pour ceux qui réussissent la traversée et se retrouvent dans la clandestinité sans un sou, livrés aux trafiquants en tout genre. Juárez est la jumelle Cendrillon, vouée à la pauvreté, à l'exploitation, au narco-trafic, à la corruption, aux violences les plus extrêmes. Depuis que le Mexique a conclu, avec les Etats-Unis et le Canada, le Traité de Libre-Echange Nord-américain, signé en 1992 et entré en vigueur le 1er janvier 1994, se sont installées dans la ville frontière un très grand nombre de multinationales manufacturières de sous-traitance, les maquiladoras, qui profitent d'un énorme réservoir de main-d'œuvre peu qualifiée et payée misérablement, constituée majoritairement de femmes jeunes. La présence dans cette ville des cartels de la drogue est fort ancienne, à cause de la proximité du marché consommateur des Etats-Unis, mais elle a augmenté de façon exponentielle avec l'accroissement de la population, qui dépassait les 1.300.000 habitants en 2005, et aussi avec l'augmentation très importante de la consommation de drogues dures par les Mexicains. La présence des cartels de la drogue les plus puissants du pays signifie, bien sûr, abondance d'argent sale, trafics de blanchiment d'argent, corruption à tous les étages de la société, et en particulier de la police, de la justice et des politiques. Un seul chiffre : en 2003, le transfert d'argent vers le Mexique à travers des opérations illicites a été de 24.000 millions de dollars (1).

À ce tableau, déjà peu amène, des caractéristiques de Juárez est venu s'ajouter, depuis 1993, une incroyable série de crimes sexuels et sadiques dont les victimes sont des jeunes femmes, des adolescentes, voire des enfants. Des scénarios macabres, d'une violence sans cesse renouvelée tout au long des dix-sept dernières années, qui sont en quelque sorte le fleuron d'une criminalité multiforme qui fait de cette zone et de cette ville le territoire le plus dangereux du monde, en particulier pour les femmes.

Il serait rassurant, à ce stade, de pouvoir dire: ce que je viens de narrer est l'argument d'un roman noir, ou encore d'un roman d'anticipation qui décrit une anti-utopie, un lieu infernal où se seraient développés de façon exorbitante les germes d'une société en perdition. Mais nous savons depuis longtemps que la réalité peut rivaliser avec les cauchemars les plus atroces, avec les scénarios les plus glauques, sans la contrainte de la vraisemblance. L'indignation soulevée par les crimes à répétition, perpétrés de préférence contre de jeunes ouvrières des fameuses maquilas où travaillent nuit et jour des femmes en quête d'un maigre salaire de survie, attira l'attention des médias nationaux et de nombreuses enquêtes furent diligentées. Deux journalistes mexicains, particulièrement tenaces et courageux, menèrent chacun une longue et minutieuse enquête qui donna lieu à deux ouvrages. Le premier, par ordre chronologique est celui de Víctor Ronquillo, Las muertas de Juárez, crónica de una larga pesadilla (Les mortes de Juárez, chronique d'un long cauchemar), publié au Mexique en 1999, puis en Espagne (2) en 2004. Le second est celui de Sergio González Rodríguez, Huesos en el desierto (Des os dans le désert), publié en 2002 et dont la troisième édition est sortie en 2005, avec une nouvelle préface et une nouvelle postface très intéressantes. C'est de ce dernier dont nous allons parler. Il convient, d'entrée, de souligner le courage de ces hommes qui, au péril de leur vie et de celle de leur famille, poursuivent depuis des années une épuisante et douloureuse investigation qui s'avère, de jour en jour, plus indispensable pour révéler l'incroyable écheveau qui transforme ce qui au départ était un fait divers particulièrement horrible en une affaire d'état, et même pire, en un laboratoire des dérives -et peut-être de l'avenir- de notre société globalisée. 

Un puzzle textuel

Comment définir Des os dans le désert ? Ce n'est pas un roman, il relate des faits qui se sont réalisés dans des lieux qui appartiennent à la géographie mexicaine, à des dates précises, qui ont concerné des personnes réelles: on pourrait dire, en reprenant la terminologie anglo-saxonne, que c'est de la non-fiction. Dans l'édition espagnole, chez Anagrama, la couverture mentionne le terme « crónicas » qui nous renvoie à un genre hybride, mi journalistique et mi littéraire, qui a ses lettres de noblesse au Mexique où de grands écrivains, comme Elena Poniatowska et Carlos Monsiváis, cultivent la chronique, au même titre et avec la même qualité d'écriture que le roman, la nouvelle ou la poésie. En effet, la chronique mexicaine se revendique non seulement comme enquêtes, documents et témoignages sur un événement ou un ensemble d'événements particulièrement importants, scandaleux ou significatifs pour la société tout entière, mais encore comme une œuvre littéraire. Voici ce qu'en dit Sergio González Rodríguez, dans le prologue à la troisième édition, en parlant de la narration en tant que « modèle d'argumentation éthique et morale » :
C'est là que devrait résider aussi le sens littéraire que poursuit Des os dans le désert. Chaque partie décrite est reversée dans la totalité, et la chronique alterne avec l'essai. Le témoignage des victimes ou sur les victimes donne un fondement à l'analyse, et l'intuition ou les faits, à leur tour, cherchent à se transformer en détail réflexif vers une compréhension de la littérature où le réel est tragédie. (p. VI)

L'ouvrage présente une structure fragmentaire car il est composé d'un grand nombre de pièces de nature différente: descriptions minutieuses des corps des femmes assassinées faites à partir des fiches de police, transcriptions de témoignages oraux recueillis par l'auteur, observation du terrain, récapitulatifs historiques des crimes, mais aussi des circonstances politiques nationales et locales où se sont déroulés les faits criminels, description des personnes impliquées dans la vie sociale de la ville, en particulier du milieu des narco-trafiquants, des bordels, des maisons de plaisir et des cabarets de Juárez. Tout cela est pris dans un tissu narratif où la réflexion, l'analyse et l'interprétation sont fondamentales, car il ne s'agit pas seulement de raconter une série de crimes particulièrement odieux, mais d'essayer d'en comprendre l'origine, les motivations, l'implication de certains milieux, la passivité ou la complicité de la police et de la justice, le rôle des politiques depuis les responsables locaux jusqu'au sommet de l'Etat.

La matière narrative est au contraire compacte. Nous avons affaire à une série criminelle très longue: les premiers corps ont été trouvés à partir de 1993 et ces macabres découvertes n'ont pas cessé depuis lors, même si les mises en scène de l'exposition des cadavres ont évolué dans le temps. Le nombre des victimes varie selon les sources : en 2003, dix ans après, un groupe d'experts de l'ONU avait, après enquête, donné le chiffre de 328 femmes assassinées à Ciudad Juárez. Entre 2003 et 2005, date du prologue à la troisième édition du livre, d'autres femmes, y compris des petites filles de 7 ou 10 ans, ont disparu. Certains corps ont été retrouvés, d'autres non. En effet les enquêteurs ont découvert que les assassins recourent maintenant à d'autres méthodes pour se défaire des restes des victimes: par exemple, ils les coupent en morceaux et les jettent en pâture aux porcs dans un élevage, selon l'information d'un fonctionnaire du FBI de El Paso (Texas).

Le caractère exorbitant de la matière narrative ne tient pas seulement à la quantité de crimes commis, et à la durée exceptionnelle de la série, il tient aussi -et peut-être surtout- à la réponse apportée par les autorités, qui en dit long sur l'état de déliquescence de l'appareil administratif, policier, judiciaire et politique du Mexique. Le jugement de l'auteur est sans appel :

Tout au long de ces années, le gouvernement mexicain a protégé les assassins et ceux qui les commanditent autant de fois que nécessaire. Des os dans le désert le démontre.

Les autorités du Chihuahua, à qui il revient de par la loi de s'attaquer en premier lieu à ces actes, ont mis en scène un théâtre permanent de simulations. Avec la complicité de quelques juges locaux, ils ont eu recours à l'invention de coupables pour « résoudre » les cas sans aucune enquête.

Ces autorités ont également harcelé des groupes de civils qui défendent les victimes de la violence extrême à Ciudad Juárez. (p. II)

Il est superflu de préciser que Sergio González Rodríguez est menacé de mort depuis des années. Bien d'autres journalistes et enquêteurs ont été abattus ou enlevés depuis toutes ces années. Aussi le prologue de 2005 se termine-t-il par ces mots :

Au Mexique, il est très dangereux d'enquêter sur les liens du pouvoir politique et du crime organisé, mais pas autant que d'être une femme et de vivre dans une société qui, jour après jour, découvre à quel point son visage tend à multiplier dans d'autres lieux la désolation de Ciudad Juárez. (p. VI)

Ce qui m'intéresse vraiment dans ce puzzle narratif, ce n'est pas la trame policière, pourtant exceptionnelle, ni même les aspects anthropologiques et sociaux, pourtant hors du commun. Ce qui me paraît devoir retenir toute notre attention, c'est le caractère emblématique de cette situation qui dure maintenant depuis 18 ans sans donner le moindre signe d'épuisement: Ciudad Juárez serait-elle l'ombre portée de notre monde futur, le laboratoire de l'avenir de notre société globalisée ? 

La globalisation à la loupe

Tout se passe comme si ce lieu, cette époque et les événements qui s'y sont déroulés et qui continuent à le faire, par un étrange jeu de miroirs optiques, construisaient l'image d'une île qu'on pourrait nommer « Dystopia ». La concentration d'éléments dysphoriques est accablante. 

1. Le premier de ces éléments est la situation géostratégique de la ville frontière, anciennement appelée Paso del Norte. Dès la seconde moitié du XIXe siècle elle a été un territoire d'immigrations, de transit, de contrebande et, en conséquence, de violence plus ou moins aigüe. Mais, dans la seconde moitié du XXe siècle, la ville a été envahie par des modèles multinationaux de production industrielle avec des technologies avancées, et, dans le même temps, elle devenait une plaque tournante du narco-trafic. Naturellement, cette évolution est conditionnée par la présence et les caractéristiques de son puissant voisin, c'est-à-dire par la dissymétrie du développement des deux pays qui se regardent de part et d'autre du Río Grande ou Río Bravo. C'est ici que je voudrais introduire la notion de « zone de contacts » pour la différentier de la notion de frontière, même si, en l'occurrence, Ciudad Juárez est à la fois ville frontière et zone de contacts. Un grand port, maritime ou fluvial, peut être une zone de contact, même s'il n'est pas sur une frontière. La notion de zone de contacts met l'accent sur la variété et l'intensité des échanges de tous ordres dont la zone est le théâtre. Dans la mesure où il y a une telle différence de niveau de vie entre les deux rives, les Mexicains ont toujours été candidats à l'émigration vers les Etats-Unis, même au péril de leur vie, alors que les Etatsuniens ont considéré Ciudad Juárez comme un lieu de divertissement, voire de débauche. Ainsi, pendant la période dite de la Prohibition aux Etats-Unis (1919-1933) la ville a accueilli avec bienveillance ceux qui fuyaient les restrictions et, par la même occasion, le crime organisé, déjà particulièrement florissant à cette époque. Au début des années soixante, le gouvernement fédéral mexicain lança deux programmes pour industrialiser la frontière, ouvrant ainsi la voie à l'industrie de la maquila, de la sous-traitance, des fabriques à capital étranger où arrivent des pièces qui sont assemblées par une main-d'œuvre locale très bon marché, et dont les produits finis repartent à l'exportation.

2. Ciudad Juárez se ressent, comme il se doit, de la dissymétrie économique: sa population a augmenté de façon exponentielle à cause de l'attrait exercé par l'abondance du travail (par comparaison avec le reste du Mexique), par contre les infrastructures urbaines sont très déficientes, la ville est un dépotoir entouré de bidonvilles où s'entassent les travailleurs des maquilas, la pollution est importante, l'eau manque. Il y a une population flottante qui contribue à l'insécurité quotidienne, mais surtout une délinquance multiforme liée à la présence du cartel le plus puissant du pays (cartel de Juárez). Les drogues dures ne sont plus seulement à destination des Etats-Unis, elles alimentent aussi une consommation intérieure de plus en plus forte qui génère de la violence, une énorme quantité d'argent sale qui demande à être blanchi à travers tout un réseau d'établissements de loisirs, de jeux, de prostitution. La corruption gangrène la société tout entière, depuis le simple policier jusqu'aux politiques les plus en vue, au plan local et au plan national. Ainsi est-il avéré que la campagne électorale de Vicente Fox a été subventionnée par les cartels: on comprend dès lors qu'une fois élu il se soit montré peu enclin à combattre le narco-trafic, si ce n'est pour sauver les apparences.

3. Cet ensemble de conditionnements explique la présence, dans cette zone, d'une très nombreuse population jeune, souvent en provenance des Etats voisins, sans ressources, et avec une forte composante féminine, qui vient chercher un salaire et une vie décente dans ce nouvel Eldorado. Cette population représente le bas de la pyramide sociale et se trouve dans un état de très grande vulnérabilité dans une région où la loi qui prévaut est la loi de la jungle.

4. Le sommet de la pyramide sociale est composé par une ploutocratie de grandes familles locales et d'hommes d'affaires transnationaux qui entretiennent des rapports d'intérêts étroits avec les politiques locaux et nationaux, les hauts fonctionnaires de la justice et de la police, mais aussi avec les chefs des cartels du narco-trafic. Les intérêts créés, la puissance financière et les moyens de les défendre sont énormes et il est loisible d'imaginer que cette ploutocratie est prête à tout faire pour préserver ses prérogatives exorbitantes.

5. Ainsi donc cohabitent, dans cette zone de contacts, un groupe de prédateurs et une grande réserve de proies virtuelles. Du côté des proies, les hommes deviendront des sicaires, des hommes de main, des exécuteurs de basses besognes qui seront appâtés par l'argent, les belles voitures, les armes et la drogue. À la moindre incartade, ils seront abattus sans hésitation: faire régner la terreur est le premier impératif des grands prédateurs. Pour les femmes, les choses se compliquent: elles sont à la fois les proies les plus vulnérables, les plus méprisées et les plus convoitées. Qu'elles soient des ouvrières exploitées, des servantes méprisées et des prostituées violentées n'étonnera personne dans la mesure où nous sommes dans une civilisation où le système patriarcal, la religion et le machisme s'harmonisent parfaitement pour leur offrir ces diverses possibilités. Mais pourquoi sont-elles aussi la proie de crimes en série avec des violences sexuelles et des rituels orgiaques inimaginables? C'est là que nous entrons dans les spécificités de la zone de contacts. 

Une société sans contraintes

Ciudad Juárez en tant que zone de contacts présente des caractéristiques extrêmes, que nous avons rapidement évoquées: aucune de ces caractéristiques n'est unique, on peut toutes les retrouver en d'autres lieux, mais ici elles sont exacerbées et ne sont mitigées par aucune des régulations sociales qui fonctionnent habituellement. C'est effectivement la thèse que démontre l'enquête et l'argumentation de Sergio González Rodríguez.

Ainsi, la ploutocratie n'est en rien l'apanage de cette zone, mais ici elle prend la forme d'un inextricable écheveau de trafics de drogue, d'armes, d'influence, de femmes, de corruption qui, pour se maintenir et perdurer doit faire régner la terreur pour qu'il soit clair que ces hommes ont tous les pouvoirs et donc peuvent tout se permettre, même les crimes les plus odieux et apparemment gratuits. La domination exercée par ces hommes est construite sur le modèle patriarcal, même s'il est perverti, puisqu'il fonctionne verticalement comme violence et non comme protection. C'est bien sûr la domination des mâles, mais aussi la guerre des mâles entre eux, chacun devant prouver qu'il est le dominant, car ils n'ont d'autre loi que celle de la force. La dominance suppose la force (par les armes et les hommes de main), la richesse (dans l'ostentation), l'influence (par la corruption), et la puissance sexuelle (par le nombre de femmes que l'on peut se payer et le mépris avec lequel on les traite en les ravalant au rang d'objets sexuels jetables). La mise en scène de la puissance sexuelle est l'orgie, où l'on démontre que l'on peut repousser indéfiniment les limites de la jouissance, c'est-à-dire jusqu'à la mise à mort avec tous les raffinements de la cruauté.

Dans une société à peu près équilibrée, il existe des régulations pour mettre un frein à ces pulsions, qu'on ne saurait ignorer: des lois censées protéger les plus faibles, une police et une justice pour les faire respecter, des sanctions contre les délinquants, par exemple. Ce sont précisément ces régulations qui ne fonctionnent pas à Ciudad Juárez, comme le démontrent abondamment les enquêtes menées par les journalistes, les sociologues, les criminologues et les organisations internationales qui se sont intéressés à ce cas. Nous sommes donc dans une zone de non-droit, où ceux qui détiennent la réalité du pouvoir ne connaissent aucune contrainte, et où ceux qui représentent le pouvoir légal ne se font pas respecter, mais plutôt acheter ou intimider, comme le montre encore la récente démission de la jeune femme qui avait accepté le poste de chef de la police d'un village de la zone parce qu'aucun homme n'en voulait plus et, sous la menace de mort pour elle et sa famille, s'est enfuie et s'est exilée aux Etats-Unis.

Echec de toute régulation sociale. Cela n'est pas sans évoquer pour nous le leit-motiv des ultra-libéraux qui veulent coûte que coûte supprimer toute régulation des marchés financiers et rêvent d'une organisation du « laisser faire, laisser passer », qu'au mépris de toute morale ils appellent aussi « liberté ». Nous savons à quelles crises cette idéologie a mené le monde. Son équivalent dans le domaine social est la zone de contacts de Ciudad Juárez. On peut se demander si cette zone restera une enclave de violence extrême due à la convergence d'un faisceau d'éléments particulièrement sinistres, comme l'a été en Colombie la ville de Medellín, celle de La Vierge des sicaires de Fernando Vallejo, aujourd'hui, paraît-il, régénérée grâce à la politique intelligente et courageuse d'un maire, ou bien si elle va fonctionner comme une sorte de modèle monstrueux appelé à essaimer, telle une maladie contagieuse, dans l'ensemble de la société globalisée qui serait touchée, avec plus ou moins de virulence selon les zones. On se souvient que les « Chicago boys » ultra-libéraux avaient trouvé un terrain d'application de leurs dangereuses spéculations dans le Chili de Pinochet, où elles avaient produit en quelques années des effets dévastateurs à la fois dans l'économie et dans le tissu social. Néanmoins l'exemple chilien avait essaimé, non seulement en Amérique Latine, mais aussi dans les Etats-Unis de Ronald Reagan, dans le Royaume Uni de Margaret Thatcher et, de façon plus diffuse, dans le reste de l'Europe.

Quoi qu'il en soit, Ciudad Juárez est un symptôme aigu de l'évolution de la société globalisée, un modèle des effets dévastateurs de l'application sauvage de la dérégulation sociale, économique et politique sous l'influence de l'afflux massif d'argent dû au trafic des narcotiques et à l'exploitation d'une main-d'œuvre dépourvue de toute protection. Question: à qui profitent les crimes ?

1.  Sergio González Rodríguez, Huesos en el desierto, Barcelone, Anagrama, 3e édition, 2005, p. IV. Première édition, 2002. Dorénavant, les citations renverront à cette édition.

2. V. Ronquillo, Las muertas de Juárez, crónica de una larga pesadilla, Madrid, Ediciones Temas de hoy, 2004.

Milagros Ezquerro

Huesos en el desierto a été traduit en français sous le titre Des os dans le désert, par Isabelle Gugnon et publié en août 2007 par les éditions Passage du Nord/Ouest (Albi).

Résumé éditeur : Le 23 janvier 1993, le corps d'une adolescente de 13 ans est découvert dans un terrain vague en périphérie de ciudad juàrez, à la frontière nord du mexique. Elle a été torturée, violée puis étranglée. Entre 1993 et 2007, près de 500 femmes connaîtront le même sort. Des centaines d'autres sont toujours portées disparues. Des os dans le désert est l'histoire d'un crime contre l'humanité volontairement irrésolu, une enquête à haut risque - Sergio González Rodríguez échappa par miracle à son exécution programmée un soir de juin 1999 - qui transgresse les règles du journalisme pour devenir un roman sans fiction, un impitoyable réquisitoire contre l'impunité et la violence misogyne. Roberto bolano, qui fera de González Rodríguez l'un des personnages de son ultime roman, 2666, dont la partie centrale est consacrée au féminicide de Ciudad Juárez, définit ainsi des os dans le désert : " ce n'est pas un livre qui appartient à la tradition du roman d'aventures mais à la tradition apocalyptique, les deux seules catégories toujours vivantes sur notre continent. Peut-être parce que ce sont elles, uniquement, qui nous permettent d'approcher l'abîme qui nous entoure". Un abîme encore aujourd'hui grand ouvert sous les pas des femmes de la ville-frontière.



Ajoutons enfin que Sergio Gonzalez Rodriguez apparaît dans le roman du chilien Roberto Bolaño, 2666. Ce roman se déroule en partie à Santa Teresa, une petite ville mexicaine, calquée sur Ciudad Juárez, où des centaines de femmes disparaissent, sont enlevées, violée torturées et massacrées en toute impunité depuis 1993. Sergio Gonzalez Rodriguez devient l’un des protagonistes de l’histoire car Bolaño estimait qu’il était l’auteur d’une enquête journalistique aussi fouillée qu’effroyable sur cette affaire qui est déjà aux frontières du crime contre l’humanité, qui est à l’origine du terme féminicide, pour laquelle les autorités n’ont jamais déployé de moyens suffisants, quand elles n’ont pas tout simplement essayé à toute force de la minorer ou de l’étouffer.



PhH