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25 septembre 2016

La ville qui tue les femmes : enquête à Ciudad Juarez


Marc Fernandez, Jean-Christophe Rampal
Hachette Littératures, 2005

La ville de Ciudad Juarez, située dans l'État de Chihuahua au Mexique, à la frontière avec les États-Unis, est aujourd'hui tristement célèbre. C'est « la cité des mortes », la ville qui tue les femmes. Depuis 1993, près de 400 femmes y ont été assassinées, on y dénombre encore plus de 500 disparues, et les crimes continuent aujourd'hui à un rythme infernal de deux victimes par mois (*).
Or depuis le début de ces crimes, de nombreux suspects ont été arrêtés, voire même emprisonnés, mais les autorités n'ont toujours pas pu identifier les responsables de ces meurtres. Marc Fernandez et Jean-Christophe Rampal sont allés mener l'enquête. Ils en ont tiré un livre. Ils ont tenté d'explorer toutes les pistes du dossier, et elles sont nombreuses.

Car Ciudad Juarez est une ville frontalière. D'un côté, elle accueille donc les entreprises américaines et multinationales, qui installent leurs fameuses maquiladoras dans sa Zone Franche Industrielle. Ces usines attirent les populations pauvres de tout le pays à Ciudad Juarez, et embauchent principalement des femmes, ce qui crée une situation dans laquelle c'est la femme fait vivre le foyer, ce qui pourrait potentiellement expliquer une augmentation du taux de violence conjugale. Mais d'un autre côté, Ciudad Juarez est également un lieu de passage du Mexique vers les États-Unis. Elle attire donc les candidats à l'immigration clandestine, ainsi que leurs passeurs. Mais elle est également un lieu essentiel du trafic de drogue. Narcotrafiquants et cartels de la drogue y règnent en maîtres. Et là encore, les femmes sont les premières victimes collatérales de ce trafic, utilisées comme primes pour les passeurs ou les clients potentiels. Mais ce que pointe surtout ce documentaire, c'est le caractère insoluble de ces crimes : l'aveuglement des autorités, la corruption, le rôle plus que trouble de la police et de l'appareil judiciaire font que toute enquête semble par avance vouée à l'échec. Disparition de preuves, conclusions bâclées, aveux extorqués, les enquêtes piétinent et les disparitions continuent.

Le documentaire de Marc Fernandez et Jean-Christophe Rampal est donc un état des lieux, très pointu et très exigeant, qui ose poser les bonnes questions et pointe toutes les erreurs plus ou moins volontaires qui permettent depuis 1993 à Ciudad Juarez d'être la ville mondiale du féminicide. Les auteurs, sans tomber dans le pathos, prennent les faits au corps et mettent à plat les tenants et les aboutissants de l'ignominie sociale qui réduit les femmes à l'état de marchandise et rendent compte de la perversité de cette ville-frontière, royaume de la drogue et de la corruption, véritable laboratoire de la mondialisation sauvage.


* Les médias mexicains et internationaux s’étaient emparés du drame des «mortes de Juarez» à la fin des années 1990 et au début des années 2000, alors que des corps de jeunes filles mutilées, portant des traces de sévices sexuels étaient régulièrement retrouvés dans le désert qui cerne la ville. Puis, le drame des féminicides, comme on dénomme ces crimes sexistes, avait disparu des projecteurs au moment même où il s’aggravait. De 2008 à 2012, Ciudad Juarez était le théâtre d’affrontements sanglants entre cartels de narcotrafiquants, un conflit qui a laissé 11 000 morts, corps gisant sur le bitume ou pendus aux ponts. Ces années-là, la « ville la plus violente au monde », selon certains classements, n’avait que faire des femmes disparues et assassinées. De 1993 à 2013, 1441 meurtres de femmes ont été commis à Ciudad Juarez, selon le centre universitaire Colegio de la Frontera Norte, qui se base sur des statistiques officielles. Les deux tiers de ces féminicides ont été perpétrés après 2008. Une centaine de dossiers de disparitions de jeunes filles restent ouverts auprès du Parquet spécialisé dans les crimes contre les femmes. Et le phénomène s’aggrave de jour en jour : six adolescentes de 13 à 16 ans ont disparu durant les deux premiers mois de 2016. L’hypothèse de captures par les réseaux criminels, dont l’existence a été démontrée, qui exploitent sexuellement des jeunes filles avant de les liquider, est prise au sérieux.


Sur ce sujet, voir : Mexique : le drame sans fin des femmes disparues (TV5Monde 8 mars 2016)
http://information.tv5monde.com/info/mexique-le-drame-sans-fin-des-femmes-disparues-94031

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