Sergio Gonzalez Rodriguez
Anagrama, 2002 pour la première édition
Article publié avec l'aimable autorisation de Madame Milagros Ezquerro,
Professeure Émérite à l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV), à qui nous adressons nos chaleureux remerciements.
Cet article a fait l'objet d'une communication lors d'un colloque international qui s'est tenu à l'Université Paris 3 en mars 2011, il a été publié sur le
blog mediapart Les autres Amériques, et il est à paraître dans la revue
América n° 44 (Presses Sorbonne Nouvelle).
Lecture noire de la chronique
Des os dans le désert, de
Sergio González Rodríguez
par
Milagros Ezquerro
Professeure émérite
Université Paris-Sorbonne
"En hommage au peuple mexicain, fraternellement"
Ciudad Juárez, ville frontière du nord-ouest mexicain, dans l'Etat de Chihuahua, est le reflet inversé de la ville frontière d'El Paso, de l'autre côté du Río Bravo, dans l'Etat du Texas. Le fleuve frontière, si souvent traversé à la nage par les misérables Mexicains candidats au paradis, est aussi un Achéron pour ceux qui se font tuer par les gardes frontière étatsuniens, ou un miroir aux alouettes pour ceux qui réussissent la traversée et se retrouvent dans la clandestinité sans un sou, livrés aux trafiquants en tout genre. Juárez est la jumelle Cendrillon, vouée à la pauvreté, à l'exploitation, au narco-trafic, à la corruption, aux violences les plus extrêmes. Depuis que le Mexique a conclu, avec les Etats-Unis et le Canada, le Traité de Libre-Echange Nord-américain, signé en 1992 et entré en vigueur le 1er janvier 1994, se sont installées dans la ville frontière un très grand nombre de multinationales manufacturières de sous-traitance, les maquiladoras, qui profitent d'un énorme réservoir de main-d'œuvre peu qualifiée et payée misérablement, constituée majoritairement de femmes jeunes. La présence dans cette ville des cartels de la drogue est fort ancienne, à cause de la proximité du marché consommateur des Etats-Unis, mais elle a augmenté de façon exponentielle avec l'accroissement de la population, qui dépassait les 1.300.000 habitants en 2005, et aussi avec l'augmentation très importante de la consommation de drogues dures par les Mexicains. La présence des cartels de la drogue les plus puissants du pays signifie, bien sûr, abondance d'argent sale, trafics de blanchiment d'argent, corruption à tous les étages de la société, et en particulier de la police, de la justice et des politiques. Un seul chiffre : en 2003, le transfert d'argent vers le Mexique à travers des opérations illicites a été de 24.000 millions de dollars (1).
À ce tableau, déjà peu amène, des caractéristiques de Juárez est venu s'ajouter, depuis 1993, une incroyable série de crimes sexuels et sadiques dont les victimes sont des jeunes femmes, des adolescentes, voire des enfants. Des scénarios macabres, d'une violence sans cesse renouvelée tout au long des dix-sept dernières années, qui sont en quelque sorte le fleuron d'une criminalité multiforme qui fait de cette zone et de cette ville le territoire le plus dangereux du monde, en particulier pour les femmes.
Il serait rassurant, à ce stade, de pouvoir dire: ce que je viens de narrer est l'argument d'un roman noir, ou encore d'un roman d'anticipation qui décrit une anti-utopie, un lieu infernal où se seraient développés de façon exorbitante les germes d'une société en perdition. Mais nous savons depuis longtemps que la réalité peut rivaliser avec les cauchemars les plus atroces, avec les scénarios les plus glauques, sans la contrainte de la vraisemblance. L'indignation soulevée par les crimes à répétition, perpétrés de préférence contre de jeunes ouvrières des fameuses maquilas où travaillent nuit et jour des femmes en quête d'un maigre salaire de survie, attira l'attention des médias nationaux et de nombreuses enquêtes furent diligentées. Deux journalistes mexicains, particulièrement tenaces et courageux, menèrent chacun une longue et minutieuse enquête qui donna lieu à deux ouvrages. Le premier, par ordre chronologique est celui de Víctor Ronquillo, Las muertas de Juárez, crónica de una larga pesadilla (Les mortes de Juárez, chronique d'un long cauchemar), publié au Mexique en 1999, puis en Espagne (2) en 2004. Le second est celui de Sergio González Rodríguez, Huesos en el desierto (Des os dans le désert), publié en 2002 et dont la troisième édition est sortie en 2005, avec une nouvelle préface et une nouvelle postface très intéressantes. C'est de ce dernier dont nous allons parler. Il convient, d'entrée, de souligner le courage de ces hommes qui, au péril de leur vie et de celle de leur famille, poursuivent depuis des années une épuisante et douloureuse investigation qui s'avère, de jour en jour, plus indispensable pour révéler l'incroyable écheveau qui transforme ce qui au départ était un fait divers particulièrement horrible en une affaire d'état, et même pire, en un laboratoire des dérives -et peut-être de l'avenir- de notre société globalisée.
Un puzzle textuel
Comment définir Des os dans le désert ? Ce n'est pas un roman, il relate des faits qui se sont réalisés dans des lieux qui appartiennent à la géographie mexicaine, à des dates précises, qui ont concerné des personnes réelles: on pourrait dire, en reprenant la terminologie anglo-saxonne, que c'est de la non-fiction. Dans l'édition espagnole, chez Anagrama, la couverture mentionne le terme « crónicas » qui nous renvoie à un genre hybride, mi journalistique et mi littéraire, qui a ses lettres de noblesse au Mexique où de grands écrivains, comme Elena Poniatowska et Carlos Monsiváis, cultivent la chronique, au même titre et avec la même qualité d'écriture que le roman, la nouvelle ou la poésie. En effet, la chronique mexicaine se revendique non seulement comme enquêtes, documents et témoignages sur un événement ou un ensemble d'événements particulièrement importants, scandaleux ou significatifs pour la société tout entière, mais encore comme une œuvre littéraire. Voici ce qu'en dit Sergio González Rodríguez, dans le prologue à la troisième édition, en parlant de la narration en tant que « modèle d'argumentation éthique et morale » :
C'est là que devrait résider aussi le sens littéraire que poursuit Des os dans le désert. Chaque partie décrite est reversée dans la totalité, et la chronique alterne avec l'essai. Le témoignage des victimes ou sur les victimes donne un fondement à l'analyse, et l'intuition ou les faits, à leur tour, cherchent à se transformer en détail réflexif vers une compréhension de la littérature où le réel est tragédie. (p. VI)
L'ouvrage présente une structure fragmentaire car il est composé d'un grand nombre de pièces de nature différente: descriptions minutieuses des corps des femmes assassinées faites à partir des fiches de police, transcriptions de témoignages oraux recueillis par l'auteur, observation du terrain, récapitulatifs historiques des crimes, mais aussi des circonstances politiques nationales et locales où se sont déroulés les faits criminels, description des personnes impliquées dans la vie sociale de la ville, en particulier du milieu des narco-trafiquants, des bordels, des maisons de plaisir et des cabarets de Juárez. Tout cela est pris dans un tissu narratif où la réflexion, l'analyse et l'interprétation sont fondamentales, car il ne s'agit pas seulement de raconter une série de crimes particulièrement odieux, mais d'essayer d'en comprendre l'origine, les motivations, l'implication de certains milieux, la passivité ou la complicité de la police et de la justice, le rôle des politiques depuis les responsables locaux jusqu'au sommet de l'Etat.
La matière narrative est au contraire compacte. Nous avons affaire à une série criminelle très longue: les premiers corps ont été trouvés à partir de 1993 et ces macabres découvertes n'ont pas cessé depuis lors, même si les mises en scène de l'exposition des cadavres ont évolué dans le temps. Le nombre des victimes varie selon les sources : en 2003, dix ans après, un groupe d'experts de l'ONU avait, après enquête, donné le chiffre de 328 femmes assassinées à Ciudad Juárez. Entre 2003 et 2005, date du prologue à la troisième édition du livre, d'autres femmes, y compris des petites filles de 7 ou 10 ans, ont disparu. Certains corps ont été retrouvés, d'autres non. En effet les enquêteurs ont découvert que les assassins recourent maintenant à d'autres méthodes pour se défaire des restes des victimes: par exemple, ils les coupent en morceaux et les jettent en pâture aux porcs dans un élevage, selon l'information d'un fonctionnaire du FBI de El Paso (Texas).
Le caractère exorbitant de la matière narrative ne tient pas seulement à la quantité de crimes commis, et à la durée exceptionnelle de la série, il tient aussi -et peut-être surtout- à la réponse apportée par les autorités, qui en dit long sur l'état de déliquescence de l'appareil administratif, policier, judiciaire et politique du Mexique. Le jugement de l'auteur est sans appel :
Tout au long de ces années, le gouvernement mexicain a protégé les assassins et ceux qui les commanditent autant de fois que nécessaire. Des os dans le désert le démontre.
Les autorités du Chihuahua, à qui il revient de par la loi de s'attaquer en premier lieu à ces actes, ont mis en scène un théâtre permanent de simulations. Avec la complicité de quelques juges locaux, ils ont eu recours à l'invention de coupables pour « résoudre » les cas sans aucune enquête.
Ces autorités ont également harcelé des groupes de civils qui défendent les victimes de la violence extrême à Ciudad Juárez. (p. II)
Il est superflu de préciser que Sergio González Rodríguez est menacé de mort depuis des années. Bien d'autres journalistes et enquêteurs ont été abattus ou enlevés depuis toutes ces années. Aussi le prologue de 2005 se termine-t-il par ces mots :
Au Mexique, il est très dangereux d'enquêter sur les liens du pouvoir politique et du crime organisé, mais pas autant que d'être une femme et de vivre dans une société qui, jour après jour, découvre à quel point son visage tend à multiplier dans d'autres lieux la désolation de Ciudad Juárez. (p. VI)
Ce qui m'intéresse vraiment dans ce puzzle narratif, ce n'est pas la trame policière, pourtant exceptionnelle, ni même les aspects anthropologiques et sociaux, pourtant hors du commun. Ce qui me paraît devoir retenir toute notre attention, c'est le caractère emblématique de cette situation qui dure maintenant depuis 18 ans sans donner le moindre signe d'épuisement: Ciudad Juárez serait-elle l'ombre portée de notre monde futur, le laboratoire de l'avenir de notre société globalisée ?
La globalisation à la loupe
Tout se passe comme si ce lieu, cette époque et les événements qui s'y sont déroulés et qui continuent à le faire, par un étrange jeu de miroirs optiques, construisaient l'image d'une île qu'on pourrait nommer « Dystopia ». La concentration d'éléments dysphoriques est accablante.
1. Le premier de ces éléments est la situation géostratégique de la ville frontière, anciennement appelée Paso del Norte. Dès la seconde moitié du XIXe siècle elle a été un territoire d'immigrations, de transit, de contrebande et, en conséquence, de violence plus ou moins aigüe. Mais, dans la seconde moitié du XXe siècle, la ville a été envahie par des modèles multinationaux de production industrielle avec des technologies avancées, et, dans le même temps, elle devenait une plaque tournante du narco-trafic. Naturellement, cette évolution est conditionnée par la présence et les caractéristiques de son puissant voisin, c'est-à-dire par la dissymétrie du développement des deux pays qui se regardent de part et d'autre du Río Grande ou Río Bravo. C'est ici que je voudrais introduire la notion de « zone de contacts » pour la différentier de la notion de frontière, même si, en l'occurrence, Ciudad Juárez est à la fois ville frontière et zone de contacts. Un grand port, maritime ou fluvial, peut être une zone de contact, même s'il n'est pas sur une frontière. La notion de zone de contacts met l'accent sur la variété et l'intensité des échanges de tous ordres dont la zone est le théâtre. Dans la mesure où il y a une telle différence de niveau de vie entre les deux rives, les Mexicains ont toujours été candidats à l'émigration vers les Etats-Unis, même au péril de leur vie, alors que les Etatsuniens ont considéré Ciudad Juárez comme un lieu de divertissement, voire de débauche. Ainsi, pendant la période dite de la Prohibition aux Etats-Unis (1919-1933) la ville a accueilli avec bienveillance ceux qui fuyaient les restrictions et, par la même occasion, le crime organisé, déjà particulièrement florissant à cette époque. Au début des années soixante, le gouvernement fédéral mexicain lança deux programmes pour industrialiser la frontière, ouvrant ainsi la voie à l'industrie de la maquila, de la sous-traitance, des fabriques à capital étranger où arrivent des pièces qui sont assemblées par une main-d'œuvre locale très bon marché, et dont les produits finis repartent à l'exportation.
2. Ciudad Juárez se ressent, comme il se doit, de la dissymétrie économique: sa population a augmenté de façon exponentielle à cause de l'attrait exercé par l'abondance du travail (par comparaison avec le reste du Mexique), par contre les infrastructures urbaines sont très déficientes, la ville est un dépotoir entouré de bidonvilles où s'entassent les travailleurs des maquilas, la pollution est importante, l'eau manque. Il y a une population flottante qui contribue à l'insécurité quotidienne, mais surtout une délinquance multiforme liée à la présence du cartel le plus puissant du pays (cartel de Juárez). Les drogues dures ne sont plus seulement à destination des Etats-Unis, elles alimentent aussi une consommation intérieure de plus en plus forte qui génère de la violence, une énorme quantité d'argent sale qui demande à être blanchi à travers tout un réseau d'établissements de loisirs, de jeux, de prostitution. La corruption gangrène la société tout entière, depuis le simple policier jusqu'aux politiques les plus en vue, au plan local et au plan national. Ainsi est-il avéré que la campagne électorale de Vicente Fox a été subventionnée par les cartels: on comprend dès lors qu'une fois élu il se soit montré peu enclin à combattre le narco-trafic, si ce n'est pour sauver les apparences.
3. Cet ensemble de conditionnements explique la présence, dans cette zone, d'une très nombreuse population jeune, souvent en provenance des Etats voisins, sans ressources, et avec une forte composante féminine, qui vient chercher un salaire et une vie décente dans ce nouvel Eldorado. Cette population représente le bas de la pyramide sociale et se trouve dans un état de très grande vulnérabilité dans une région où la loi qui prévaut est la loi de la jungle.
4. Le sommet de la pyramide sociale est composé par une ploutocratie de grandes familles locales et d'hommes d'affaires transnationaux qui entretiennent des rapports d'intérêts étroits avec les politiques locaux et nationaux, les hauts fonctionnaires de la justice et de la police, mais aussi avec les chefs des cartels du narco-trafic. Les intérêts créés, la puissance financière et les moyens de les défendre sont énormes et il est loisible d'imaginer que cette ploutocratie est prête à tout faire pour préserver ses prérogatives exorbitantes.
5. Ainsi donc cohabitent, dans cette zone de contacts, un groupe de prédateurs et une grande réserve de proies virtuelles. Du côté des proies, les hommes deviendront des sicaires, des hommes de main, des exécuteurs de basses besognes qui seront appâtés par l'argent, les belles voitures, les armes et la drogue. À la moindre incartade, ils seront abattus sans hésitation: faire régner la terreur est le premier impératif des grands prédateurs. Pour les femmes, les choses se compliquent: elles sont à la fois les proies les plus vulnérables, les plus méprisées et les plus convoitées. Qu'elles soient des ouvrières exploitées, des servantes méprisées et des prostituées violentées n'étonnera personne dans la mesure où nous sommes dans une civilisation où le système patriarcal, la religion et le machisme s'harmonisent parfaitement pour leur offrir ces diverses possibilités. Mais pourquoi sont-elles aussi la proie de crimes en série avec des violences sexuelles et des rituels orgiaques inimaginables? C'est là que nous entrons dans les spécificités de la zone de contacts.
Une société sans contraintes
Ciudad Juárez en tant que zone de contacts présente des caractéristiques extrêmes, que nous avons rapidement évoquées: aucune de ces caractéristiques n'est unique, on peut toutes les retrouver en d'autres lieux, mais ici elles sont exacerbées et ne sont mitigées par aucune des régulations sociales qui fonctionnent habituellement. C'est effectivement la thèse que démontre l'enquête et l'argumentation de Sergio González Rodríguez.
Ainsi, la ploutocratie n'est en rien l'apanage de cette zone, mais ici elle prend la forme d'un inextricable écheveau de trafics de drogue, d'armes, d'influence, de femmes, de corruption qui, pour se maintenir et perdurer doit faire régner la terreur pour qu'il soit clair que ces hommes ont tous les pouvoirs et donc peuvent tout se permettre, même les crimes les plus odieux et apparemment gratuits. La domination exercée par ces hommes est construite sur le modèle patriarcal, même s'il est perverti, puisqu'il fonctionne verticalement comme violence et non comme protection. C'est bien sûr la domination des mâles, mais aussi la guerre des mâles entre eux, chacun devant prouver qu'il est le dominant, car ils n'ont d'autre loi que celle de la force. La dominance suppose la force (par les armes et les hommes de main), la richesse (dans l'ostentation), l'influence (par la corruption), et la puissance sexuelle (par le nombre de femmes que l'on peut se payer et le mépris avec lequel on les traite en les ravalant au rang d'objets sexuels jetables). La mise en scène de la puissance sexuelle est l'orgie, où l'on démontre que l'on peut repousser indéfiniment les limites de la jouissance, c'est-à-dire jusqu'à la mise à mort avec tous les raffinements de la cruauté.
Dans une société à peu près équilibrée, il existe des régulations pour mettre un frein à ces pulsions, qu'on ne saurait ignorer: des lois censées protéger les plus faibles, une police et une justice pour les faire respecter, des sanctions contre les délinquants, par exemple. Ce sont précisément ces régulations qui ne fonctionnent pas à Ciudad Juárez, comme le démontrent abondamment les enquêtes menées par les journalistes, les sociologues, les criminologues et les organisations internationales qui se sont intéressés à ce cas. Nous sommes donc dans une zone de non-droit, où ceux qui détiennent la réalité du pouvoir ne connaissent aucune contrainte, et où ceux qui représentent le pouvoir légal ne se font pas respecter, mais plutôt acheter ou intimider, comme le montre encore la récente démission de la jeune femme qui avait accepté le poste de chef de la police d'un village de la zone parce qu'aucun homme n'en voulait plus et, sous la menace de mort pour elle et sa famille, s'est enfuie et s'est exilée aux Etats-Unis.
Echec de toute régulation sociale. Cela n'est pas sans évoquer pour nous le leit-motiv des ultra-libéraux qui veulent coûte que coûte supprimer toute régulation des marchés financiers et rêvent d'une organisation du « laisser faire, laisser passer », qu'au mépris de toute morale ils appellent aussi « liberté ». Nous savons à quelles crises cette idéologie a mené le monde. Son équivalent dans le domaine social est la zone de contacts de Ciudad Juárez. On peut se demander si cette zone restera une enclave de violence extrême due à la convergence d'un faisceau d'éléments particulièrement sinistres, comme l'a été en Colombie la ville de Medellín, celle de La Vierge des sicaires de Fernando Vallejo, aujourd'hui, paraît-il, régénérée grâce à la politique intelligente et courageuse d'un maire, ou bien si elle va fonctionner comme une sorte de modèle monstrueux appelé à essaimer, telle une maladie contagieuse, dans l'ensemble de la société globalisée qui serait touchée, avec plus ou moins de virulence selon les zones. On se souvient que les « Chicago boys » ultra-libéraux avaient trouvé un terrain d'application de leurs dangereuses spéculations dans le Chili de Pinochet, où elles avaient produit en quelques années des effets dévastateurs à la fois dans l'économie et dans le tissu social. Néanmoins l'exemple chilien avait essaimé, non seulement en Amérique Latine, mais aussi dans les Etats-Unis de Ronald Reagan, dans le Royaume Uni de Margaret Thatcher et, de façon plus diffuse, dans le reste de l'Europe.
Quoi qu'il en soit, Ciudad Juárez est un symptôme aigu de l'évolution de la société globalisée, un modèle des effets dévastateurs de l'application sauvage de la dérégulation sociale, économique et politique sous l'influence de l'afflux massif d'argent dû au trafic des narcotiques et à l'exploitation d'une main-d'œuvre dépourvue de toute protection. Question: à qui profitent les crimes ?
1. Sergio González Rodríguez, Huesos en el desierto, Barcelone, Anagrama, 3e édition, 2005, p. IV. Première édition, 2002. Dorénavant, les citations renverront à cette édition.
2. V. Ronquillo, Las muertas de Juárez, crónica de una larga pesadilla, Madrid, Ediciones Temas de hoy, 2004.
Milagros Ezquerro
Huesos en el desierto a été traduit en français sous le titre
Des os dans le désert, par Isabelle Gugnon et publié en août 2007 par les éditions Passage du Nord/Ouest (Albi).
Résumé éditeur : Le 23 janvier 1993, le corps d'une adolescente de 13 ans est découvert dans un terrain vague en périphérie de ciudad juàrez, à la frontière nord du mexique. Elle a été torturée, violée puis étranglée. Entre 1993 et 2007, près de 500 femmes connaîtront le même sort. Des centaines d'autres sont toujours portées disparues. Des os dans le désert est l'histoire d'un crime contre l'humanité volontairement irrésolu, une enquête à haut risque - Sergio González Rodríguez échappa par miracle à son exécution programmée un soir de juin 1999 - qui transgresse les règles du journalisme pour devenir un roman sans fiction, un impitoyable réquisitoire contre l'impunité et la violence misogyne. Roberto bolano, qui fera de González Rodríguez l'un des personnages de son ultime roman, 2666, dont la partie centrale est consacrée au féminicide de Ciudad Juárez, définit ainsi des os dans le désert : " ce n'est pas un livre qui appartient à la tradition du roman d'aventures mais à la tradition apocalyptique, les deux seules catégories toujours vivantes sur notre continent. Peut-être parce que ce sont elles, uniquement, qui nous permettent d'approcher l'abîme qui nous entoure". Un abîme encore aujourd'hui grand ouvert sous les pas des femmes de la ville-frontière.
Ajoutons enfin que Sergio Gonzalez Rodriguez apparaît dans le roman du chilien Roberto Bolaño,
2666. Ce roman se déroule en partie à Santa Teresa, une petite ville mexicaine, calquée sur Ciudad Juárez, où des centaines de femmes disparaissent, sont enlevées, violée torturées et massacrées en toute impunité depuis 1993. Sergio Gonzalez Rodriguez devient l’un des protagonistes de l’histoire car Bolaño estimait qu’il était l’auteur d’une enquête journalistique aussi fouillée qu’effroyable sur cette affaire qui est déjà aux frontières du crime contre l’humanité, qui est à l’origine du terme féminicide, pour laquelle les autorités n’ont jamais déployé de moyens suffisants, quand elles n’ont pas tout simplement essayé à toute force de la minorer ou de l’étouffer.
PhH