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1 avril 2014

La pipe de Marcos

Javier de Isusi
Les voyages de Juan Sans Terre – tome 1
136 pages, 17€
Editions Rackman – 10 - 2005

La chronique de Ph. H

Vasco, marin sans bateau, parcourt le sud du Mexique à la recherche d'un ami qui y a mystérieusement disparu des années auparavant. En suivant ses traces, il arrive au cœur du Chiapas, tenu par l'armée zapatiste de libération nationale du sous-commandant Marcos. C'est là que les ennuis commencent. 

Entre fiction et témoignage, Javier de Isusi raconte la vie quotidienne dans cette région et la lutte quotidienne des populations indiennes pour défendre la liberté qu'ils ont conquise avec les armes. Javier de Isusi réussit à la perfection la synthèse entre une aventure à la Corto Maltèse et un travail d'enquête minutieusement documenté. Ce volume raconte le premier des quatre voyages de Juan Sans Terre qui le porteront vers d'autres situations conflictuelles latino-américaines (Colombie, Brésil).

Le dessin en noir et blanc peut paraître mal maitrisé par moment. Mais l’important est dans les dialogues, dans cette communication, dans ces sentiments qui passent entre les différents acteurs. L’auteur insiste sur le fait que l’EZLN n’est pas sortie du néant en 1994, ni d’une exportation des conflits guatémaltèques, d’Amérique centrale ou du guévarisme cubain. Elle est née il y a environ 500 ans, et s’est renforcée à chaque nouvelle spoliation des indiens. Celle née de l’exploitation de la forêt Lacandone s’est intensifiée dès le XVIIIe siècle et se poursuit de nos jours, sous des aspects très différents et parfois inattendus. L'humour reste très présent dans le récit, notamment pour illustrer la présence des observateurs étrangers dans les camps pour la paix, la cohabitation au sein des communautés entre priistes et zapatistes et my(s)thifier un peu plus la légende du passe-montagne. Les dernières scènes sont particulièrement savoureuses. 

L’ouvrage est riche de 136 pages, accompagnées d’une postface intitulée « le zapatisme ou le papillon qui provoque la tempête » dans laquelle Carmen Valle Simon brosse une rapide chronique des évènements et une description précise. Elle s’attache à montrer que l’EZLN n’est pas une armée conventionnelle, ce qui rendrait les choses si simples. Le séjour qu’a fait l’auteur au Chiapas, aidé par les Tojolabales, lui a permis de découvrir « la verdoyante terre chiapanèque, les forêts, les montagnes, les douches sous la pluie, le café, les guitares, les marimbas, les moustiques, les larves blanches, les coqs déboussolés, les chiens insomniaques et toutes ces chose qui rendent les nuits blanches fertiles ». L’album est dédié aux habitants de la Realidad et aux communautés indigènes du Chiapas.

Un peu d'histoire :

1994 - 2014, déjà 20 ans que la révolte zapatiste s'exprime dans le Chiapas. Après des premiers mois guerriers et meurtriers, prise d'Ocosingo, Comitan, San Cristobal de las Casas, Las Margaritas et Altamirano le 1er janvier 1994, l'EZLN s'est peu à peu installée dans le paysage politique et social du Chiapas. Le territoire administré par les zapatistes, les caracoles, est assez réduit et toujours étroitement surveillé par les soldats. Le défi permanent est de réussir la gestion quotidienne selon les principes fondateurs, qui se heurtent aux réalités du monde qui les entoure. Si toutes les tensions ne sont pas apaisées, du moins y a t-il eu une certaine normalisation. La couverture médiatique est désormais très faible et le visage emblématique du soulèvement, le sous-commandant Marcos, s'est fait très discret. Si les Zapatistes ont réussi à survivre, on peut aussi dire que les gouvernements mexicains, sans les éradiquer,  ont réussi à les "avaler". La phase militaire a été courte. En mobilisant 3000 soldats, des blindés, des avions et des hélicoptères, l'armée repoussa les combattants de l'Armée Zapatiste de Libération Nationale dans les montagnes, où ils durent encore subir des bombardements aériens. le bilan des victimes peut être estimé à 400 tués.  Le 12 janvier 1994 le président Carlos Salinas de Gortari décrète un cessez-le-feu, plus sous la pression internationale qu'à cause du repli de l'EZLN. Un processus de dialogue s'entame dès février 1994, avec Manuel Camacho Solís. Commencent alors des années pendant lesquelles alternent l'ombre et la lumière. Les Zapatistes ne sont pas devenus des terroristes, et les milices anti-zapatistes ont été "contenues" après le massacre d'Acteal (22/12/1997) qui marque la fin de la "guerre de basse-intensité" et illustre tragiquement (45 morts)  l'échec de cette stratégie, indigne d'un état démocratique et d'un état de droit (l'armée régulière confiait ses missions de basses-œuvres aux milices paramilitaires qu'elle armait et formait). Dans les années 2000, quelques initiatives citoyennes sont lancées à travers le pays, comme la otra campaña en 2006, les rencontres du peuple zapatistes avec les peuples du monde (2007), et l'installation des communes en autogestion. En 2006, le 6 janvier, l'EZLN perd la commandante Ramona, indienne tzotzil, figure de la lutte des femmes indigènes.


Toujours en 2006, les 3 et 4 mai ont lieu les graves incidents de San Salvado Atenco (Etat de México) qui feront 2 morts parmi les membres de la otra campaña initié par l'EZLN, 207 arrestations et le viol de 26 femmes par des policiers. Ce cas est emblématique de la férocité de la répression au 3 niveaux de gouvernement, fédéral, estatal et municipal, et de l'impunité dont jouirons ensuite les forces de l'ordre au cours de procès inéquitables. Le gouverneur de l'Etat de México était à cette époque Enrique Peña Nieto, qui deviendra président du Mexique en juillet 2012.
Ensuite, les apparitions se font plus rares, peut être parce que le conflit est resté confiné à cette zone de Los Altos de Chiapas, et qu'à aucun moment il ne s'est étendu à d'autres états du Mexique. Des incidents, parfois graves, opposant les zapatistes à d'autres groupes du PRI, du PRD, voire à des membres organisations indigènes ou paysannes, surviennent de temps en temps.
Néanmoins, les zapatistes sont toujours la. Ils étaient 40 000, dans un silence impressionnant, sous les passe-montagnes et les paliacates, le 21 décembre 2012 à San Cristobal, preuve que leurs revendications de liberté, de dignité, de justice, d'autonomie ne sont pas satisfaites et que le "Ya basta !" est toujours d'actualité.
En décembre 2013, le sous-commandant Marcos reprend la plume pour dénoncer la campagne d'autopromotion "massive, couteuse, ridicule et illégale" menée par le gouverneur du Chiapas, Manuel Velasco Coello (campagne chiffrée par l'hebdomadaire Proceso à 130 millions de pesos, financée sur les deniers publics de l'état le plus pauvre du Mexique).
L'état-major de l'EZLN est aujourd'hui dirigé le sous-commandant Moïsés.

La une de l'hebdomadaire Proceso, le 23 décembre 2012

En complément :
Dossier sur les 20 ans du soulèvement zapatiste (en français)
EZLN 20 años de alzamiento en Chiapas (en espagnol)

Ph.H

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