Christine Frérot, textes
Lourdes Almeida, photographies
Editions Autrement, 09 - 2000
Préface d’Alberto Ruy-Sanchez
Présentation de l'éditeur :
Une paire de bottes, un sachet de Doritos, un plan de métro, un moulin à chocolat… quelques monuments et une chanson.
Un jeu de piste, du rêve à la réalité, à travers des objets familiers, de facture artisanale ou semi-industrielle, simples, essentiels et secrètement beaux. Un parcours initiatique en forme d'inventaire affectif, qui nous parle, avec un zeste de poésie et d'humour du temps qui passe ...
Une histoire que l'on sent, que l'on goûte, que l'on touche.
Derrière cette mosaïque d'objets quotidiens, de figures emblématiques et de lieux-symboles, révélateurs de la singularité d'une culture, une véritable enquête ethnographique menée par une femme auteur, amoureuse et familière du Mexique.
Christine Frérot est spécialiste de l'art mexicain moderne et contemporain. Elle a séjourné au Mexique de nombreuses années. Elle travaille actuellement à l'École des hautes études en sciences sociales où elle effectue des recherches sur l'art latino-américain du xxe siècle.
Lourdes Almeida a exposé ses photographies dans de nombreux musées à travers le monde et publié dans des catalogues et revues aussi bien au Mexique qu'à l'étranger. Elle a reçu divers prix dont le prix caméra de l'UNESCO en 1996.
Ces objets de mon affection, par Christine Frérot
Depuis plus de vingt-cinq ans, une fréquentation intime du Mexique a fait changer mon regard. Cette transformation a creusé des sillons affectifs et esthétiques entremêlant au passage des jours les artistes et leur art. Ce regard est essentiellement lié au temps, à la question du rapport entre le passé et le présent, à leur relative et pourtant nécessaire distanciation. Éphémère ou permanent, le temps a pris une place importante dans ma réflexion, et la différence des cultures est devenue à la fois proche et mystérieuse. Au fil des séjours et des voyages, l'appréhension du pays est restée immuable tout en m'apparaissant en constante mutation. J'ai pris conscience de la valeur de ces petits sujets de l'histoire, de ces objets à la fois anodins et indispensables, de ces images ou de ces comportements qui font le sel de la vie dans ce qu'elle a de plus impalpable. Mon approche est autant savoir que plaisir, expérience que fiction. Entre le réel et l'imaginaire. Gestes et chansons partagés, mets appréciés, espaces et architectures habités, ce parcours symbolique s'offre comme une proposition, une sorte de jeu de piste menant à instaurer un lien avec ce Mexique presque invisible. U lien fragile et instable, un lien contradictoire, à la fois subjectif et objectif. Avec un zeste de poésie et d'humour.
En partant d'une série d'objets, de quelques monuments, d'une chanson, de figures emblématiques et de produits de consommation, j’ai voulu raconter une histoire contemporaine du Mexique, fragmentaire et unique. Une histoire que l’on sent, que l’on goûte, que l’on touche.
Quelques exemples :
L’appareil à tortillas
L'appareil manuel en métal est hecho en México, comme l'ont été des dizaines d'inventions passées et il permet en toute sécurité d'obtenir la tortilla de ses rêves. Inventée en 1910 par Ramon Benitez, entrepreneur à Puebla, cette machine est la plus répandue en ville. À chaque coin de rue et dans chaque marché, les petits vendeurs répètent le geste ancestral, à moins qu'on ne soit attiré par le grincement et la cadence régulière de la machine électrique qui fait glisser quotidiennement sur le tapis des centaines de tortillas fumantes. Pourtant, avec ce début de mécanisation, un peu de poésie disparaît. La femme n'est plus menacée aujourd'hui comme elle l'était hier et un geste malencontreux ne lui sera plus fatal. Car c'est grâce à l'amour que la tortilla conserve son irrésistible saveur.
Le cabas, la bolsa para el mandado
Güerita, regarde mes melons comme ils sont charnus, güerita, viens goûter ce délicieux mamey, régale-toi d'une tranche de ma pastèque ... Qui résisterait à ce ballet d'invites aussi savoureuses ... Permanents, comme c'est le cas dans tous les quartiers de Mexico où le marché a été construit à côté de l'église et du kiosque à musique, ou éphémères lorsqu'ils s'installent une fois par semaine dans une rue qui leur a été réservée, les marchés sont incontestablement le cœur battant de la ville. L'effervescence qui y règne en permanence en fait le lieu de rencontre le plus populaire, et le cabas en plastique constitue l'un des attributs favoris des pérégrinations quotidiennes..
Résistant, il permet à tous les péchés de gourmandise de s'assouvir. Léger et transparent, on peut y évaluer ses achats d'un coup d'œil et s'autoriser tous les repentirs. Pliable, il peut être transporté à toute heure, en toutes circonstances et en tous lieux, au cas où. Modulable, il est adapté aux besoins, à l'âge, aux goûts. Il peut être acheté en grande taille comme sac à provisions ou, lorsqu'ils lui préfèrent la version mini, les jeunes branchés l'utilisent en sac à main. Le vent en poupe, il a diversifié sa gamme de couleurs, de dessins (lignes et carreaux) et de formes. Sa maniabilité et son adaptabilité lui ont fait détrôner depuis longtemps le traditionnel sac en ixtle qui se déforme et perd ses couleurs avec le soleil. Il a récemment quitté son territoire de prédilection, le marché, franchi l'Océan et se retrouve aujourd'hui dans d'autres temples de la consommation populaire, les Monoprix parisiens
La bougie, la veladora
La carafon, el garrafón
« Electropura veille sur vous »
L'eau, on le sait, devient une denrée rare. À Mexico, tout un vocabulaire tourne autour du précieux liquide. Il y a les réservoirs sur le toit, les camions-citernes, les longs tuyaux et leurs jets, les pompes à eau, les équipements sophistiqués de drainage et de purification. Un véritable arsenal, une terrible obsession. Car si l'eau fait souvent défaut dans les quartiers périphériques surpeuplés, elle parvient parfois à manquer dans les colonias plus huppées, provoquant de véritables drames autour de la dernière Ford Contour ou de la piscine fraîchement inaugurée. Mais si l'eau douce est parcimonieuse, il arrive aussi que l'on ne sache plus comment s'en débarrasser lorsque les pluies diluviennes rythment, avec une désespérante régularité et une abondance infinie, les longues après-midi d'été du district fédéral.
Longtemps, le lourd et dense carafon de verre, pouvant contenir jusqu'à vingt litres, s'est balancé sur son modeste support de fer blanc. Un grincement familier accompagnait le tangage du beau récipient transparent, dont aucune famille ne pouvait se passer. Un seul mot, un seul nom répondait aux attentes d'une soif en toute sécurité : Electropura. La modernité lui a apporté robinet, gobelet et une impériale fixité. Des tricycles aux camions qui transportent aujourd'hui des dizaines de carafons en plastique bleuté, l'eau magique a sa distribution et son avenir assurés. L'eau est doublement pure, puisqu'elle est purifiée selon un mystérieux procédé électrique qui constitue sa véritable appellation et rassure le consommateur angoissé. Les phantasmes bactériologiques peuvent bien menacer les plus intrépides: les millions de litres qu'Electropura distribue, depuis 1890 et quelque, aux quatre coins de la ville la plus peuplée du monde, auxquels elle a ajouté récemment ses nouvelles bouteilles de style Évian, doivent épouvanter virus et bacilles récalcitrants: adieu esteriocolli, trypanosoma cruzi, salmonelloses, shigelloses.
La cuillère en émail
La pyramide la Race, el monumento a la Raza
"Double cicatrice, encore sanglante "
À Mexico, une nouvelle ville commence au nord du croisement des avenu Insurgentes et Reforma. Après le marché de Tepito et son indescriptible dédale, on est impressionné par la place des Trois-Cultures et la double cicatrice encore sanglante qu'a laissé Tlatelolco dans la mémoire de la ville. Les grands ensembles d'habitations populaires se succèdent avec monotonie et à quelques encablures de la tour du ministère des Affaires étrangères, on commence à ressentir une certaine oppression. L'air est plus trouble, le chaos visuel s'intensifie et les bruits semblent décuplés. L'enchevêtrement des lignes, fils, pylônes électriques et téléphoniques, la pétarade des camiones - ces autobus qui font la course sur l'avenue la plus longue du monde -, les fumées qui s'échappent sans vergogne des tubes et des tuyaux, délimitent un espace infernal pour le monument à la Race. Dans cet imbroglio qu'est devenue ville, l'hommage à la Nation se perd, étouffé, annihilé. Construit en 1940 par l'architecte Luis Lelo de Larrea pour honorer le métissage, le monument à la Race appartient à cette filière emblématique et redondante des allégories patriotiques dont regorge le pays. Les cavaliers, caudillos ou héros révolutionnaires, les gradés anonymes (agent des douanes ou pompier) chevauchent les paysages ou les villes, en compagnie des têtes "guillotinées" et des plus invraisemblables monuments comme ceux du poulpe, du bas nylon ou du sombrero. Mais l'exaltation de la Nation est l'un des thèmes de prédilection de la statuaire monumentale et le revival néo-indigéniste fait des ravages dans le pays. Dans ce carrefour démoniaque totalement acculturé, l'aigle est un peu solitaire depuis que les néo-Tlaloc ne crachent plus d'eau et que les Quetzalcoatl figés ne sont plus que des bas-reliefs ayant perdu la vigueur de leur symbole .
La chanson de Jose Alfredo Jiménez, el Rey
Sigo siendo el Rey
Le vent du féminisme a beau souffler depuis des décennies, le roi n'est pas nu. Il règne toujours, fier et obstiné. La voie royale lui a été ouverte très tôt, lorsque, petit prince adulé, il se pavanait dans une cour de femmes qui lui était inconditionnellement acquise. Quand il clame à tue-tête qu'il continue à être le roi, malgré toutes ses vicissitudes, l'homme conforte ses prérogatives précoces et se rassure. Il sait que son autorité et sa liberté ne seront pas ébranlées, mais qu'elles doivent être réaffirmées en permanence, car " sa parole, c'est la loi ".
Chanson masculine par excellence, El Rey, " Le Roi ", est l'œuvre de José Alfredo Jiménez et date de 1970. Dans le sillage des chansons machistes, c'est la plus emblématique, celle à laquelle aucune réunion, aucun cabaret ou aucune peiia ne peut échapper, celle qui rassemble autant qu'elle déchire les hommes et les femmes, tout au moins dans l'euphorie partagée du chant thérapeutique. L'amour, la haine, l'argent, la trahison, la rupture, la violence, la passion et l'abandon sont au cœur de l'inspiration du compositeur. C'est grâce à eux que la chanson populaire mexicaine a sa véritable chair. Le mode incantatoire, plaintif ou suppliant, sur lesquels les histoires de la vie sont racontées en chansons, en fait aussi l'écho sublimé du quotidien, l'échappatoire ou le dérivatif de la réalité, le réconfort illusoire de l'amour incompris ou le baume sur la douleur inconsolable. La magie mélodique peut alors se substituer à la banalité tragique des mots. Le piège se referme sur les amants qui oublient que le roi n'est pas mort. Vive le roi !
Yo se bien que estoy afuera
pero el dia que yo me muera
se que tendras que llorar
Llorar y llorar, llorar y llorar (chœurs)
Diras que no me quisiste
pero vas a estar muy triste
y asi te vas a quedar.
Con dinero y sin dinero
hago siempre lo que quiero
y mi palabra es la ley.
No tengo trono ni reina
ni nadie que me comprenda
pero sigo siendo el Rey
Una piedra del camino
me enseño que mi destino
era rodar y rodar
Rodar y rodar, rodar y rodar (chœurs)
Despues me dijo un arriero
que no hay que llegar primero
pero hay que saber llegar.
Con dinero y sin dinero
hago sienpre lo que quiero
y mi palabra es la ley
No tengo trono ni reina
ni nadie que me comprenda
pero sigo siendo el Rey.
La chronique de Ph. H
Et aussi, l'Alegria et ses graines d'amarante, l'algue spiruline, la bibliothèque de l'UNAM, le caballito, le chicharrón, le chiquihuite, le chocolat Abuelita, les confiseries de Celaya, la cazuela, el Angel - monument à l'indépendance, les poudres miracles ...
Mexico mosaïque n’est pas un guide sur la ville de Mexico, ni un roman, ni un simple album de photos. Mexico mosaïque, c’est un résumé de mexico, une galerie d’objets qui ont façonné la ville, qui sont les repères des chilangos*, c’est la carte d’identité de ce monstre urbain qui contient presque le quart de toute la population du pays. Le livre de Christine Frérot est aussi un dictionnaire amoureux. Chaque description révèle l’attrait de l’auteur pour le pays. Et, mieux que tout autre, elle a su saisir quels étaient les symboles qui vont le mieux aux habitants de Mexico. Des monuments aux objets usuels de la vie quotidienne, des documents écrits ou sonores qui rythment les jours et les nuits, des spécificités alimentaires aux incontournables boissons, de J.A. Jiménez à Superbarrio le luchador, le lecteur découvre un cadre harmonieux loin de l’image agitée et polluée qui colle à Mexico, une culture riche, un mode de vie qui parait immuable. Publié en 2000, le contenu semble intemporel tant on retrouve le DF d’aujourd’hui dans les mots et les images d’hier. L’auteur a véritablement capté l’âme de Mexico. Cet ensemble de couleurs, d’odeurs, de bruits, et de saveurs qui, malgré les évolutions, reste la marque du DF. Christine Frérot, originaire de Lozére (comme l'auteur de ces lignes), et donc issue d'un territoire rural, réussi l’un des plus beaux ouvrages sur cet immense tissu urbain, parmi les plus peuplés du monde. Plus qu'un témoignage, son livre est une déclaration de profonde amitié à la ville et à ses habitants., et au dela au Mexique tout entier.
PhH
* : chilango, habitant de Mexico. Terme autrefois péjoratif mais aujourd’hui revendiqué par les citoyens de la ville, parfois appelée Chilangolandia.
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